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Ganimat Zahid : « Ce n’est pas un gouvernement, c’est une mafia contre laquelle nous nous battons »

Ganimat Zahid : « Ce n’est pas un gouvernement, c’est une mafia contre laquelle nous nous battons »

 

Le 29 septembre 2024, Vidadi Isgandarli[PR6] , un opposant politique azerbaïdjanais exilé à Mulhouse, est attaqué à son domicile par des hommes aux visages masqués[PR7] . Aux alentours de 6h du matin, les assaillants s’introduisent dans son appartement et lui assènent 16 [PR8] coups de couteau[PR9] [PR10] , avant de prendre la fuite. Baignant dans son sang, l’ancien procureur de 62 ans a tout juste le temps de joindre son frère par téléphone avant de perdre connaissance. Vidadi Isgandarli succombe à ses blessures deux jours plus tard à l’hôpital.[PR11]

 

Une dizaine de jours avant l’attaque, un autre opposant azerbaïdjanais avait alerté les autorités de la menace qui planait sur Vidadi Isgandarli. Journaliste exilé à Strasbourg, Ganimat Zahid a été averti par une source haut placée à Bakou d’un projet d’assassinat nourri par le régime contre quatre opposants réfugiés en Alsace et en Suisse. Les informations transmises aux autorités françaises n’auront pas suffi à éviter la mort de Vidadi Isgandarli.

 

Quatre mois plus tard, Ganimat Zahid revient sur cet événement dans un entretien accordé à Rue89 Strasbourg. Accompagné de sa fille, qui servira d’interprète lors de cette discussion, le journaliste raconte la menace qui s’abat, jusqu’en Alsace, sur ceux qui dénoncent l’autoritarisme et les exactions du clan Aliyev.

 

Rue 89 Strasbourg : Depuis quand êtes-vous exilé en France et pour quelle raison avez-vous été contraint de quitter l’Azerbaïdjan ?

Ganimat : J’ai commencé ma carrière de journaliste en 1990. De 2007 à 2010, j’ai été emprisonné en Azerbaïdjan, d’abord, parce que j’étais journaliste et, surtout, parce que j’étais rédacteur en chef d’Azadliq, le seul [PR12] journal indépendant d’Azerbaïdjan, dont le nom signifie d’ailleurs « liberté ». Officiellement, j’ai été arrêté pour hooliganisme, parce que j’aurais agressé quelqu’un dans la rue. C’était l’argument du régime. Quand je suis sorti, je ne voulais pas prendre le risque de retourner en prison. Alors, j’ai décidé de quitter le pays avec ma famille. Grâce à l’aide de Reporters sans frontières, nous sommes arrivés en France en 2011, puis à Strasbourg en 2016. C’est ici que nous vivons depuis.

 

En quoi consiste votre travail de journaliste depuis que vous êtes réfugié en France ?

 

Le format papier n’existe plus, mais je dirige toujours le site internet, oui. À mon arrivée en France, j’ai lancé Turan TV, une chaîne de télévision azerbaïdjanaise par satellite. Elle a été diffusée de 2012 à 2023, puis a dû être clôturée faute de financement. Depuis, je diffuse des contenus sur une chaîne YouTube qui s’appelle « L’Heure azerbaïdjanaise ».[PR13]  Il s’agit d’une information critique envers le régime. Nous avons 7 millions de vues par mois, 90% de notre audience provient d’Azerbaïdjan. Les quelques pour cent restants sont des personnes exilées en Europe.

 

Quelles menaces recevez-vous de la part de l’Azerbaïdjan depuis que vous êtes en France ?

 

Il s’agit surtout de menaces qui me sont rapportées par des sources. J’ai été rédacteur en chef d’un des journaux les plus importants du pays pendant de nombreuses années. J’ai beaucoup d’amis et de connaissances qui travaillent dans l’administration ou pour le gouvernement[PR14] . Souvent, ces personnes m’avertissent si elles voient passer des choses me concernant. Elles me préviennent que je risque d’être agressé ou tué. Quand ça devient vraiment sérieux, j’en parle sur les réseaux sociaux pour me protéger.

 

Peu de temps après l’assassinat de Vidadi Isgandarli à Mulhouse, un opposant basé en Suisse a reçu des menaces de mort particulièrement violentes par message. Vous, ça ne vous est pas arrivé ?

 

Si. Ça arrive de temps en temps, mais je n’aime pas trop en parler. Chaque fois que ça se produit, je me protège en exposant les menaces sur les réseaux sociaux, ce qui les oblige à changer leurs plans [Il montre l’écran de son smartphone]. [PR15] Ça, par exemple, c’est un article de 2017 en azerbaïdjanais, dans lequel je révèle un projet d’assassinat en cours contre moi. Le reste du temps, j’essaye de ne pas y penser pour aller de l’avant. Pour moi, la priorité, c’est de partager les informations que je détiens avec le public. Je ne laisse pas le danger se mettre en travers de cet objectif. J’avais commencé une démarche pour demander une protection policière, mais je ne suis pas allé au bout. Je ne veux pas vivre ce genre de vie.

 

En septembre,[PR16]  vous avez reçu une liste [PR17] de la part d’une source à Bakou. Que contenait-elle et comment avez-vous réagi quand vous l’avez reçue [PR18] ?

 

C’était une liste d’opposants en exil, ciblés par le régime. Il y avait le nom de Vidadi Isgandarli et le mien. Il y avait aussi celui d’Elshad Mammadov [l’opposant réfugié en Suisse, menacé par message quelques jours plus tard] et celui d’Emine Ahmedbeckov,[PR19]  un ami à moi, qui est aussi réfugié en Alsace. Le document contenait le nom des personnes à éliminer, mais aussi celui des commanditaires. Parmi eux, Mehriban Aliyeva, la première dame et vice-présidente d’Azerbaïdjan.

 

Et comment j’ai réagi ? Normal ! [rigole avec sa fille] [PR20] D’abord, j’ai informé les personnes qui figurent sur la liste. Ensuite, je l’ai exposée sur YouTube et je l’ai transmise à RSF qui a alerté la police. Peu de temps après, deux personnes sont venues de Paris avec une traductrice et nous avons discuté au moins 3h à l’hôtel de police. Ils m’ont demandé d’où venait cette liste, ce qu’elle contenait, pourquoi ces personnes étaient ciblées… Je leur ai tout dit. Ils avaient l’air sous le choc. Et une semaine après, Vidadi est mort.

 

Comment ça a pu se produire alors que les autorités étaient alertées ? Vous pensez qu’elles ont sous-estimé la menace ?

 

Pour moi, c’est évident qu’elles l’ont sous-estimée, oui. Sinon ce ne serait pas arrivé. En voyant que ce document incriminait des personnes très haut placées, comme la première dame d’Azerbaïdjan, ils ont dû se dire : « Qu’est-ce que c’est que ce journaliste qui débarque avec une liste comme ça ? » Ils ont sûrement pensé que j’étais fou, que c’était trop gros pour être vrai. Mais ce n’est pas un gouvernement, c’est une mafia contre laquelle nous nous battons.

 

De quelles armes disposez-vous pour lutter contre cette « mafia » ? Le journalisme ?

 

Pour ma part, c’est tout ce que je peux faire, oui. D’autres se battent autrement. En Azerbaïdjan, il y a près de 350 prisonniers politiques et ils ne sont pas tous journalistes. Pour moi, les vrais héros ce sont les activistes et les journalistes qui continuent de travailler depuis l’Azerbaïdjan. C’est eux qui se sacrifient. Moi je suis moins en danger. Ici, il n’y aura qu’une personne tuée de temps en temps. Le reste d’entre nous s’en sortira.

 

Comment qualifieriez-vous l’action des autorités françaises ? Est-ce que vous considérez qu’elles ne protègent pas suffisamment les opposants exilés sur le territoire ?

 

Comment pourraient-elles nous protéger ? On ne peut pas toujours protéger quelqu’un juste avec des agents de police. C’est l’assassinat de Vidadi Isgandarli et le fait que cette affaire ait éclaté au grand jour, qui nous protège. [PR21] La couverture médiatique de cet événement est très intimidante pour le gouvernement azerbaïdjanais. Elle le contraint à abandonner son plan initial.

 

Cependant, je trouve cela assez étrange que les enquêteurs n’aient jamais fait appel à moi depuis la mort de Vidadi, alors qu’ils savent que je possède des informations. Pourquoi est-ce que personne ne vient m’interroger ? C’est assez fou, non ? Imaginez que je vous tue et que ma fille soit témoin. La police me cherche, ils savent que ma fille peut les aider, mais ils ne vont pas l’interroger. Étrange, non ? Je commence à me demander s’ils cherchent vraiment les responsables. C’est difficile d’ignorer les faits. Je trouve qu’il y a une passivité générale de la part des enquêteurs, des médias et des politiques, qui ont assez peu commenté la mort de Vidadi. La question qui se pose c’est : pourquoi la France aurait-elle peur d’Ilham Aliyev [PR22] ? La France est un grand pays. L’Azerbaïdjan est minuscule à côté. Si nous n’avons pas d’intérêts cachés là-bas, quelle raison avons-nous d’avoir peur ?

https://www.rue89strasbourg.com/ganimat-zahid-journaliste-azerbaidjanais-pourquoi-la-france-a-t-elle-peur-dilham-aliyev-332566